PHILIPPE ANTHONIOZ

Biographie
Le XXe siècle aura vu une libération de la sculpture occidentale encore plus inattendue - et sans doute plus complète par rapport à la tradition - que celle de la peinture après l’impressionnisme. D’abord une libération par rapport à l’effigie, ce qui a été essentiel pour que les créateurs redécouvrent que l’imagerie n’était qu’un élément non indispensable dans leur travail à trois dimensions, comparé à ce que pouvait être l’intervention de leur art dans l’espace de la vie humaine, public ou privé. Ensuite, une libération par rapport au bloc, taillé ou modelé. Cette dernière étant un résultat de la réflexion sur les sculptures africaines ou océaniennes, prises en compte d’abord par Gauguin, mais surtout, après 1906, par Derain, Matisse et Picasso, ce qui conduisit ce dernier aux assemblages et constructions cubistes.
 
N’oublions pas qu’il a fallu près de deux tiers de siècle pour que cette réussite révolutionnaire soit enfin prise en compte. C’est dire l’ampleur des résistances. Or la sculpture construction retrouve, parmi les objectifs que les hommes ont assigné à leur création de volumes, les usages pratiques si bien attestés depuis le néolithique avec des pierres, des céramiques, puis les objets de l’âge du bronze. Toutefois, il a fallu écarter un autre obstacle, culturel, celui-là, car ces créativités pratiques se voyaient réduites par la tradition académique aux arts décoratifs, considérées de seconde zone par rapport au grand art.
 
Philippe Anthonioz a la chance d’appartenir à la génération qui s’est épanouie à la fin du XXe siècle et d’avoir travaillé avec un des créateurs qui a mieux incarné cette reconquête par la sculpture du décor de la vie : Diego Giacometti. Ce n’est qu’en 1985, moment de sa disparition que ce dernier a atteint la notoriété qui lui était dues avec le grand lustre du Musée Picasso à Paris et sa rétrospective au Musée des Arts Décoratifs. J’ai, pour lui rendre hommage, montré comment il avait su utiliser dans ses sculptures pratiques, dès 1954, les percées avant-gardistes de son frère Alberto à qui il servait de praticien. On le lit dans ses réalisations pour l’escalier monumental et les luminaires du Mas Bernard de Marguerite et Aimé Maeght à Saint-Paul-de-Vence (voir mon texte « Diego Giacometti », L’Œil n° 368, mars 1986). En ce dernier quart du XXe siècle la sculpture reconquerrait ainsi chez nous l’espace du cadre de vie qu’elle avait trop délaissé depuis Gallé ou Guimard, quand « l’art nouveau » comme l’écrivait Jean Cassou dans Les Sources du XXe siècle, « a dignifié les métiers du décor de la vie » parce qu’il y avait alors dans l’air un temps un besoin de résistance à l’invasion de la standardisation industrielle des formes. Le mouvement Arts and Crafts et l’École de Nancy ont ainsi ouvert de nouveaux chantiers aux trouvailles de leur art. Un siècle après, Philippe Anthonioz par ses sculptures apporte des réponses humanistes contre une standardisation désormais mondialisée et encore plus envahissante et réductrice du fait de l’afflux incontrôlable des images que nous déversent la télé, les pubs ou internet.
 
Avec lui, l’ameublement perd l’extériorité du décoratif pour pénétrer dans la vie. C’est ainsi que les formes de sa sculpture prennent la force d’interventions authentiques, singulières et contestataires pour sortir des espaces banalisés. Il peut aussi bien affronter le plein air ou l’espace des architectures intérieures ou encore celui de la vie privée. Philippe Anthonioz retrouve le cachet artisanal de vérité que savaient atteindre avant la révolution industrielle certains forgerons de nos campagnes dans des crémaillères, des chenets, des plaques de cheminée, mais il le dépasse en employant les moyens les plus modernes, en reprenant par exemple la grille cubiste et le pouvoir réorganisateur de la géométrie. Pour la pureté des lignes, certes, mais aussi pour affirmer encore plus l’autonomie de ses créations.
 
Ses sculptures peuvent ainsi dialoguer avec l’espace des intérieurs aussi bien en transformant une rampe d’escalier, un luminaire, qu’en affrontant cet espace en tant qu’objet domestique qui guide le regard par la pureté de son dessin : table, lit ou fauteuil et lui rend le rayonnement singulier de la pièce unique. Philippe Anthonioz affronte avec le même bonheur l’espace extérieur, l’espace ou la nature est conservée, avec des sculptures qui jouent sur le rayonnement des formes indépendantes de figures abstraites généralement groupées. Avec lui l’évidence de l’œuvre d’art n’est jamais agressive et se fait d’abord conquête visuelle.
 
Respect de la matière lourde d’histoire des bois comme des richesses du bronze, affrontement des créations et de l’usage composent ainsi chez lui des formes capables en même temps d’accrocher, comme on dit, le regard et de forger une intimité, un recueillement contre les formatages de toutes sortes qui nous agressent. Grâce à Philippe Anthonioz, le fonctionnel se poétise, le dessein de la sculpture intervient pleinement dans l’art de vivre. C’est avec des moyens du XXIe siècle, un retour aux sources et une reconquête qu’il convient de saluer.
 
Pierre Daix
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Expositions